L’ombre lumineuse de Yohji Yamamoto

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On reconnaît d'abord le silence. Celui d'une coupe qui chuchote plus qu'elle ne clame, d'un ourlet qui préfère l'inachevé à la démonstration. Yamamoto s'avance, toujours en noir, comme une encre qui n'aurait pas séché. Chapeau élimé, chemise roulée, petit gilet boutonné : la constance d'une silhouette devenue signature. Derrière l'apparente austérité, une discipline de samouraï, un sens de la mesure qui frôle la musique de chambre.

À Paris, son rituel tient du haïku. Les malles s'ouvrent, les pièces respirent. Il aligne les silhouettes au sol pour les juger d'un seul regard, tel un calligraphe contemplant la page blanche avant le trait. Pas de styliste, pas d'intermédiaire : il orchestre seul l'allure, intervertit deux vestes, retire une paire de boots, ajoute l'éclat d'un bijou comme on ponctue une phrase juste. Le calme règne, on attend le geste. La mode, ici, se compose debout mais se décide à hauteur de plancher.

Son inquiétude, lui, la brode en toutes lettres. Sur un veston, sur un manteau, des messages apparaissent, sans métaphore, rappelant la mer qui se retire, la chaleur qui grimpe, la fragilité de nos existences. Chez Yohji, l'alerte n'est jamais tapageuse : elle s'inscrit dans la matière, au rythme lent d'un atelier qui refuse le vacarme du moment.

La jeunesse, pourtant, s'y reconnaît. Rappeurs et musiciens collectionnent ses pièces, tribu noire aux abords des shows, aimantée par ce mélange rare : une liberté de volume et un refus de la complaisance. Ce succès discret s'est nourri de dialogues fructueux avec le sportswear - souvenons‑nous de Y‑3 avec Adidas, visionnaire en 2002 - sans jamais diluer l'exigence de coupe. Quinze lignes, des ateliers tokyoïtes à Paris, un langage unique : le vêtement n'y colle pas au corps, il laisse passer l'air, exactement ce qu'il faut pour que la femme reste souveraine.

On a beaucoup dit que ses débuts avaient choqué. C'était 1981, Cour Carrée, pieds nus et noir profond, tissus patinés comme si la vie les avait déjà traversés. L'époque n'était pas prête ; on parlait de « déconstruction » quand lui cherchait simplement l'humanité du vêtement. Aujourd'hui, nous avons la distance nécessaire pour comprendre : Yamamoto a installé dans la mode l'idée essentielle que l'imperfection peut être la plus haute forme de justesse. Le wabi‑sabi n'est pas un effet, c'est une éthique.

Son noir n'est jamais plat. Il voyage du crêpe au gabardine, de la laine froide au satin mat, ménageant des écarts de densité qui sculptent l'espace. Les vestes décalent leur pan, les jupes dévalent la jambe en cascade, les épaules glissent à demi. La coupe vise la liberté, pas l'ornière. On devine la main du tailleur : pinces déplacées, volumes retenus au bon endroit, précision du tombé. Rien de démonstratif, tout d'obsessionnel.

Il y a, bien sûr, l'histoire personnelle : une mère couturière, la discipline des arts martiaux, la musique qui accompagne les shows, les dessins au fusain. Cette constellation intime ne sert pas d'alibi. Elle nourrit une constance : travailler. Essayer encore. Refaire une manche pendant deux heures parce que la ligne n'est pas assez silencieuse. Accepter que la pièce vive - qu'un fil pende, qu'un bord reste franc - pour mieux capter le souffle de celle qui la porte.

Yamamoto ne collectionne pas les archives, il collectionne les instants de vérité. Qu'on se souvienne de ses noces contrariées de 1999, vêtir et dévêtir comme un poème sur la vulnérabilité, ou de ces muses venues d'autres disciplines, danseurs, photographes, poètes, qui défilent parce qu'ils reconnaissent en lui un pair. Sa fille, Limi Feu, ajoute aujourd'hui sa voix au chœur, preuve que son langage se transmet sans s'édulcorer.

Ce qui touche, au fond, c'est cette morale du vêtement : résister à la médiocrité. Refuser l'ornement pour l'ornement. Chercher la noblesse du geste plus que la brillance du moment. La mode passe, l'allure reste ; chez Yohji, l'allure marche à pas feutrés, mais elle dure.


Le regard La Marelle : comment apprivoiser Yohji
  • Chercher la coupe avant le logo. Privilégiez les vestes en laine froide, les manteaux en gabardine de laine, les jupes asymétriques en crêpe. La matière doit avoir du ressort et une main sèche.

  • Composer le noir par strates. Superposez les intensités : noir mat + noir satiné + transparence légère. Le monochrome devient relief.

  • Allonger la silhouette. Portez un long manteau fluide sur un pantalon ample taille haute. Laissez l'ourlet frôler le cou‑de‑pied. Chaussures basses, semelle fine.

  • Oser l'asymétrie. Une jupe qui dévale d'un côté suffit à dynamiser une blouse sage. L'équilibre naît du déséquilibre maîtrisé.

  • Entretenir la vie du tissu. Suspendez les pièces après port, brosse douce sur laine, vapeur légère plutôt que repassage à plat pour préserver le tombé.

  • Seconde main avisée. Surveillez la tenue des coutures, la propreté des ourlets francs, et l'élasticité des tailles coulissées. Les modèles 1990‑2000 sont d'une coupe exemplaire et vieillissent magnifiquement.


Chez La Marelle, nous aimons ces vêtements qui n'éblouissent pas d'un coup mais gagnent le cœur à la lumière des jours. Un manteau Yohji se porte comme on porte une pensée : il protège, il affirme, il laisse respirer. À qui sait l'écouter, son noir n'a rien de funèbre ; il est la couleur la plus généreuse, celle qui accueille toutes les nuances d'une femme.

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